Textes

Francine Lalonde

Vivants piliers*

Le 1er août était déjà loin. C'est le jour qu'avait choisi l'artiste pour m'envoyer ses notes, « en vrac » me disait-elle, depuis les bois où elle était en séjour, pour que je comprenne ce que la vidéo apportait à ses sculptures. Je devais faire de ces notes quelque chose, sans savoir bien quelle orientation prendrait mon texte, comme si moi aussi j'allais devoir sculpter, modeler, additionner plus que soustraire ; faire mon petit travail de sculpteur en somme...

Comme à chaque fois que la date de remise d'un texte approche, surtout quand j'éprouve un réel sentiment de familiarité et même de complicité avec le travail que je dois commenter, je n'ai guère de réticence à laisser filer ma conscience, et d'autant moins dans le cas de Francine Lalonde, car nos conversations ont pris d'emblée ce tour à bâton rompu qui autorise bien des audaces.

Quoique la sculpture soit au cœur de son travail, c'est à travers la vidéo que son langage sculptural s'est doté en quelque sorte d'une nouvelle incarnation. Il s’agit de séquences animées qui découlent des procédés constructifs : de maquettes, d’abord, puis d’images photographiques. Ce premier objet est souvent découpé, déconstruit, masqué peut-être, par souci de fluidité, voire d'esthétisme, ou pour retrancher l'esthétique préexistante : pour resserrer, revenir à l'essentiel et au squelette, oublier la maquette et toucher la chose...

Les images sont ensuite organisées en moments brefs, la juxtaposition de telles séquences s'apparentant à un langage ou à un code : il s'agit pour elle d'exprimer une organisation d’idées, un processus réflexif et cognitif. Wittgenstein aurait dit qu'il s'agit ni plus ni moins d'un « jeu de langage » et cette notion de jeu me paraît essentielle pour comprendre la liberté que prend la sculpteure avec les lieux dont elle s'empare, qu'elle défigure pour les faire siens. Quand ses propositions physiques, en trois dimensions, s'animent, il s'agit pour l'artiste de faire réapparaître le processus d'élaboration et, par le montage, de faire valoir le sens de ce qui pourrait n'être vu d'abord que comme manipulation, jeu, découpage, collage, etc.

Dans la pièce réelle que l'espace d'exposition révèle, une seule des propositions contenues dans la vidéo sera réalisée naturellement. Décider c'est choisir et choisir c'est retrancher. La vidéo maintient vivante l'opération onirique en tant que telle, celle que tout artiste et tout commissaire d'exposition (tous le devraient du moins) a faite bien des fois en passant et repassant dans son esprit les différentes possibilités incluses dans un espace en fonction des œuvres à présenter. Or, Francine Lalonde n'a rien à accrocher. Si elle fixe un relief au mur, c'est qu'il aura déjà été pensé pour ce mur-ci, de manière à modifier l'apparence et la planéité de cette lisière verticale qui nous arrête, nous et notre regard.

Le mur s'oppose à la forêt et, l'artiste n'ayant jamais renoncé à retourner dans les bois, elle ne peut qu'y rechercher tous ces « vivants piliers » qui ne sont pas nécessairement sources de correspondances et de mystères comme dans le poème de Baudelaire, mais qui ont la malléabilité pour eux, celle des innombrables formes que peut prendre un tronc dans la nature. Si ses arbres imaginaires ne sont pas tous semblables à des piliers ou des colonnes, les éléments géométriques qu'elle glisse sur les murs, ou entre les murs, ont tendance à faire perdre son équilibre au spectateur. Rien n'est impossible aux sculpteurs et il semble bien qu'en fée des forêts, Francine Lalonde s'emploie à égarer celui qui s'attarde, entré là juste un instant et qui s'étonne d'y être encore quand l'heure suivante a sonné. Le rire que la situation déclenche chez l'artiste, nous pouvons l'imaginer, mais ce qui nous importe ici c'est plutôt ce doux désordre, cet ordre plus doux, donc, qu'elle parvient à imposer là où rien ne paraissait devoir rompre la monotonie d'un mur parallèle à une façade, d'une porte d'angle et d'une colonne peut-être au milieu de la salle...

La sculpture nécessite bel et bien quelque opération magique dont seules savent s'acquitter celles qui habitent les clairières enchantées.

FM, entre Lyon et Paris, août 2018.

*Les Fleurs du Mal (1857), Correspondances, Charles Baudelaire

François Michaud est conservateur au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, après avoir été conservateur du Musée international de la chasse de Gien. Il est commissaire, avec Erik Verhagen, de l'exposition « Zao Wou-Ki. L'espace est silence » qui se tient au Musée d'art moderne jusqu'en janvier 2019 et a organisé de nombreuses expositions d'art contemporain, dont, tout récemment, celle de David Altmejd, « Flux », avec Robert Vifian et en partenariat avec le Musée d'art contemporain de Montréal.

Francine Lalonde, dont la dernière exposition individuelle remonte à 2010 chez Circa, poursuit ses recherches formelles autour d’une expérience physique de l’espace. Pour CLARK, elle propose une sculpture imposante pour la dimension de la salle. Celle-ci habite littéralement les lieux. Intitulée Désirs fantômes, l’œuvre devient un espace épuré, méditatif qui permet au visiteur de prendre une pause, dans un univers qui contraste avec celui de Rebetez. L’artiste décrit cette sculpture ainsi : «J’ai superposé à l’espace original une forme facettée de grand format qui capte la lumière et la révèle en tant que phénomène autonome. » La structure devient ainsi réceptacle pour des sources lumineuses. Cet échange lumineux devient en quelque sorte, une histoire d'attraction et de désir invisible/fantôme. L’œuvre de Lalonde sert aussi de surface qui accueille et relâche nos désirs. La forme recadre la salle, en prend possession. Cet effet est souligné par l’utilisation de la même peinture que celle utilisée pour la salle, permettant à la sculpture de faire corps avec le lieu même si la structure s’affranchit du mur qui semble la supporter.

Pour l’artiste, il est ici question d’un changement dans sa pratique, dans sa manière d’occuper l’espace de la galerie. Alors qu’elle faisait un usage de la lumière comme d’une source pour révéler l’espace, l’artiste modifie son mode opératoire et crée un espace dont la fonction est de recevoir spécifiquement la lumière en tant que surface qui en révèle les tonalités. L’utilisation du carton mousse (foam core) comme matériau de base, généralement utilisé dans la fabrication de maquettes, permet à l’artiste de jouer avec la forme grâce à la malléabilité de ce matériau low tech. Elle peut ainsi contrôler la construction de cette structure en flottement, un assemblage de plans polyèdres qui révèle de multiples plans et arêtes et qui ressemble à une pierre taillée. Cette utilisation d’un matériau léger lui permet de créer une structure qui ne s’accroche plus aux murs mais qui déborde dans la salle. Le visiteur se trouve presqu’immergé dans cette surface blanche plus grande que nature qui accueille la lumière.

Au final, la sculpture ressemble étrangement à un écran cathodique dont l’artiste aurait enlevé le système pour ne laisser que l’intérieur. De là, plus aucune image provenant d’une source externe mais plutôt la formation de nos propres images, surface de projection intime, de nos Désirs fantômes.

Issu d’un texte envoyé le 26 août 2015.

Manon Oligny